Il y a quarante ans, les expériences créatives et inclassables réunissant musiciens improvisateurs et musiciens classiques étaient rares, encore davantage lorsque les premiers étaient issus de cultures extra-européennes. Cet album de Nana Vasconcelos témoigne d’une session musicale de haut vol qui, traversant l’espace-temps, reste un moment magique -suspendu, inactuel et ouvert sur les lendemains acoustiques-. Un album culte, une réédition heureuse…
PAR FRANCISCO CRUZ
AMAZONIE ORCHESTRALE
Nous sommes en 1980, et personne ne parle encore de « world music », ni de « world jazz », pourtant les réunions trans-génériques et pluri-culturelles se multiplient. Au sein du label ECM et ailleurs. Saudades est un événement sonore dont la portée et l’influence ne seront pas mesurables sur le moment.
Il y est question d’un son inclassable réunissant un musicien de rue, autodidacte (Juvenal de Holanda Vasconcelos dit «Nana», un musicien de (riche) culture académique (Egberto Gismonti), et des comparses techniquement irréprochables, une section de cordes issue de l’Orchestre Symphonique de Stuttgart.
Une rencontre entre la musique brésilienne et la musique orchestrale européenne. Mais pas la sonorité brésilienne habituelle, si bien accueillie de par le monde : point de samba ou de bossa nova, pas de chanson pop tropicaliste. Le leader travaille à partir d’une expression imprégnée de mémoire ancestrale et d’harmonies inouïes, de pulsations et de mélodies amérindo-africaines, de « chants » naturels de la jungle amazonienne, glissant sur des arrangements audacieux pour cordes classiques.
Avec le recul, cet enregistrement (réalisé en Allemagne) apparaît aujourd’hui comme une œuvre d’art d’inspiration profondément écologique, une communion spontanée avec la nature. Une tentative d’harmonisation de la vie humaine dans la vie naturelle ; en cohérence avec la pensée que l’homme fait partie de la nature, que le monde humain n’est pas en opposition au monde animal, végétal ou minéral. Que la création humaine fait partie du flux naturel de la Vie. Ce qui change complètement la perspective de la culture, de l’art, de la musique.
D’où l’absurdité de (continuer à) croire que la terre nous appartient, et que notre rôle est de l’exploiter jusqu’à épuisement des ressources. La destruction criminelle de l’Amazonie dont Vasconcelos était témoin, continue davantage aujourd’hui, en parallèle à la destruction de la nature (donc des humains) dans la planète entière. Par une alimentation industrielle bourrée de pesticides cancérigènes, par la destruction électro-magnétique des systèmes immunitaires, par la contamination de l’eau à cause de l’extraction des énergies fossiles, par la médecine conventionnelle vendue aux consortiums pharmaceutiques…
La musique, malgré sa condition de création culturelle transformée en produit industriel est ici, avant tout, une projection du monde naturel, une récréation artistique d’un monde sonore richissime comme celui de l’Amazonie. Nana Vasconcelos s’inspire du chant des oiseaux, des cris d’animaux, du souffle du vent, de l’écho de la pluie… Avec son berimbau (qu’il a transformé en spectaculaire instrument soliste à part entière), sa voix et son vaste set de percussions venues du monde entier (africain, hindou, amérindien), il compose une succession de morceaux originaux et exotiques, et créé un univers musical unique et inimitable.
La collaboration d’Egberto Gismonti (arrangements pour l’orchestre de cordes, une composition (« Cego Aderaldo »), accompagnement à la guitare), est d’une pertinence exemplaire. Elle poursuit un saisissant travail de complémentarité instrumentale et d’empathie musicale initiée avec Dança Das Cabeças (premier album de Gismonti pour ECM, en 1976), et poursuivie quelques années plus tard avec Duas Vozes (ECM, en 1982). Gismonti n’était pas étranger à la sonorité amazonienne, il avait séjourné chez des amérindiens au cœur de la jungle, avant d’étudier auprès de Nadia Boulanger à Paris.
Saudades anticipe aussi le projet Heart Beat, qui treize ans plus tard fera vibrer le public parisien lors de sa création au festival Les Nouveaux Sons de l’Amérique (au Châtelet, en 1993, avec Teese Gohl aux claviers, Vincent Segal au violoncelle plus un quatuor à cordes). Nana Vasconcelos au temps de sa plénitude inventive. Celle qu’il a partagé, généreux et inspiré, auprès de Don Cherry, Pat Metheny, Laurie Anderson, Jan Garbarek, Trilok Gurtu, Caetano Veloso…
NANA VASCONCELOS
Saudades
(ECM/Universal)
-réédition vinyle-