L’écrivain le plus « noir » de la littérature norvégienne contemporaine nous avait secoué plus d’une fois avec des récits où les dimensions les plus sordides de la vie humaine convergent dans la réalisation de crimes aussi sauvages que sophistiqués. Cette fois – dans ce premier recueil de nouvelles de Nesbø traduit en France -, l’auteur propose une analyse quasi psychanalytique pour décrire les sentiers improbables qui portent la jalousie dans la cour infernale du crime.…
PAR FRANCISCO CRUZ PHOTO RICARD CUGAT
BOSSA POLAIRE
C’est d’une évidence quasi transparente : avancer dans l’exploration de l’imagination meurtrière est un voyage sans limite. D’où la popularité atteinte par les «romans noirs» dans le monde, malgré les différences culturelles et le rapport à la vie et à la mort. La séduction fascinante de l’infiniment horrible, de l’épouvantable et de l’indicible, la prééminence éternelle de Thanatos sur Eros, a suggéré des interprétations multiples et variables, philosophiques et religieuses. Jusqu’à la délirante association de crimes avec les démons, notamment le satanique chrétien.
Les criminels culpabilisent et le public exulte. Les victimes ne peuvent plus dire ce qu’elles ressentent. Comme s’il était humainement plus facile d’avancer vers la haine de l’autre, vers l’horreur, que d’imaginer et d’agir créativement en conséquence, vers l’amour et la beauté.
Nesbø reste à mi-chemin entre le crime «traditionnel» et le « cyber-assassinat». Mais ici son écriture chirurgicale avance comme une sonde vers les profondeurs de la jalousie, un moteur primordial de la criminalité. Sa lecture nous rappelle Cronenberg et les faux-semblants, mais aussi une infinité de crimes macabres à travers le monde. Chez Nesbø, certains payent pour être tués, en douceur, et croient maitriser la situation ultime; pourtant, des professionnels de la mort l’inoculent à leur insu, bien avant que le suicidaire puise l’imaginer. Des jumeaux étrangers venus du nord, écalent des falaises en bord de mer et jouent avec l’amour d’une femme locale, échangeant leur place dans son lit. La femme amoureuse ne suspecte rien et le jeu débouche inévitablement sur l’assassinat de l’un des frères des mains de l’autre. Comme si la jalousie, instinctive et violente, ou réfléchie et retenue, ne pouvait se résoudre que dans le sang.
Un écrivain à succès, joue avec l’admiration du public et le pouvoir manipulateur des médias. Oscillant entre l’écrivain mainstream et l’auteur littéraire aux préoccupations artistiques, traversant l’espace – subtil ou grossier -, entre produit commercial et ouvrage culturel, il jouit de l’ambiguïté de son statut et de l’intérêt que son œuvre et, surtout, sa personne suscite auprès d’un public restreint autant que du grand public (Nesbø au jeu du miroir ?).
L’artiste séduit une journaliste en présence de son ami, et devient son nouveau compagnon. L’homme délaissé menace le séducteur puis lui demande de le tuer. Il termine enterré dans le jardin, tandis qu’elle est dans un autre pays… pour une autre interview. Comme si dans l’immensité de la terre, l’espace de vie ne pouvait permettre la cohabitation et exigeait l’effacement définitif de la victime. La jalousie, depuis le tragique Oreste (qui tua sa mère), continue son œuvre stimulée par la volonté de domination, le culte de la propriété, et le mépris (le contraire de l’amour) des femmes.
Nesbo était musicien et fréquentait le monde du cinéma. Ses nouvelles sonnent comme une bossa polaire la plus dissonante qui soit. Son immersion dans les méandres de la mythologique Phtonos, la jalousie, est un beau prélude de la symphonie improvisée à jouer cette année qui commence.
JO NESBØ
De la Jalousie
Editions Gallimard, 412 pages 19,50€