2020 ANNÉE EXPLOSIVE

PAR ROMAIN GROSMAN

2019 nous a ancrés dans le sentiment, et même davantage, que notre civilisation atteignait un point de bascule. L’humanité fait face à une situation vertigineuse dans bien des domaines.

En France, le mouvement des Gilets Jaunes a fait entendre la voix de ceux que la mondialisation dans sa version ultra-libérale a totalement précarisés : dans leurs revenus – juste au-dessus ou en deçà du seuil de pauvreté -, dans leurs statuts (contrats courts, temps partiels, obsolescence des compétences de nombreux citoyens dans le monde connectés…), dans leur isolement ou leur éloignement des lieux de culture, d’éducation, de santé.

Partout la jeunesse est descendue dans la rue pour interpeller les aînés, les gouvernants, sur le sort de notre terre livrée à toutes les prédations, avec pour leitmotiv : « Pas de Planète B ».
Toutes ces peurs, rationnelles, concrètes, traduites en autant de cris d’alerte, ont été (très) souvent traitées par le mépris, voire par le dénigrement d’une classe dirigeante complice à tous les niveaux de l’oligarchie qui conduit notre monde au bord du chaos.

Les inégalités et la concentration des richesses (et des pouvoirs) entre les mains d’une infime minorité rejoignent des niveaux dignes des temps féodaux. Partout, l’Australie en offre la triste illustration en ce début de décennie, la terre souffre des dommages quasiment irrémédiables que lui infligent la surexploitation et la surconsommation encouragées par le système et ceux qui le promeuvent.

La complicité des médias, relais appliqué de cette politique cynique est flagrante. Les éditorialistes défilent sur les plateaux et soutiennent à l’unisson les pouvoirs décisionnaires, récusent-disqualifient tout aussi unanimement les alternatives qui émanent du peuple. Le déni de démocratie est aussi radical que la colère et son corolaire, la violence, qu’il suscite. Normal, Le Monde, Le Figaro, Libé, BFM, C NEWS, TF1… : la liste des actionnaires communs à ces médias dit tout de la proximité des uns et des autres avec ceux qui pilotent le navire néo-libéral. Et le jeu de rôle qui présidait et tentait de distinguer les sensibilités des uns et des autres n’est même plus utile. L’époque aura au moins permis de faire voler en éclat la mascarade. Tous ceux qui participent de ces entreprises de (dés)information n’ont plus d’excuses. Ils sont de facto complices du système.

Les journalistes ont été l’une des premières catégories ultra précarisées, bien avant les livreurs de pizzas. Et le résultat – leur paupérisation et l’insécurité que produit (notamment) sur eux le régime appliqué un peu partout d’ubérisation avant l’heure, et illégal, en lieu et place du salariat que leur assure pourtant leur convention collective -, est un assujettissement qui ne dit pas son nom et a éteint au fil du temps toute velléité de contradiction et d’indépendance.

Las, 2020 débute sous de pires auspices.

Ici, l’élu du système, facilité dans sa légitimation par la scénarisation orchestrée du duel mortifère avec l’extrême droite, conduit sa mission sans pitié. Répression policière et judiciaire sans précédent des mouvements sociaux, casse du droit du travail, fragilisation des demandeurs d’emploi, appauvrissement de l’école, de l’hôpital, de la justice, privatisation d’entreprises nationales (ADP, la Française des Jeux…) et maintenant déconstruction du modèle de retraite solidaire hérité de notre histoire commune pour y substituer la loi du chacun pour soi (après avoir désigné le voisin à peine mieux lotis comme responsable de tous les maux, technique classique qui en période électorale ramènera la stigmatisation de l’étranger au premier plan) : le rouleau compresseur néo-libéral est bien EN MARCHE.

Une jeune garde arrogante, hors sol, sans culture et sans mémoire, fait la leçon, quotidiennement, sur toutes les antennes, aux mal pensants et promet qu’il n’y a pas de salut dans la grande compétition impitoyable de la globalisation sans sacrifices. Au programme : du sang et des larmes pour les uns, de l’optimisation et de la fuite dans des enclaves (fiscale ou physique, avec l’affaire Ghosn) hors d’atteinte pour les autres. Toujours pour les mêmes. Les Lumières, les penseurs d’une société de progrès pour tous, ne font pas partie de leur patrimoine ou de leur Adn. Au moment même où les richesses produites n’ont jamais été aussi colossales, où dessiner un monde équitable et raisonnable est toujours possible et indispensable.

Il y a pire. On se console comme on peut. Bolsonaro, Erdogan, Netanyahu, Salvini… Le nationalisme le plus brutal, dans ses mots et dans ses actes, avance partout sans masque. La première puissance mondiale donne l’exemple, menée par un dirigeant sans retenue : les règles internationales, la diplomatie, le droit ? Trump s’en affranchit, communie avec les évangélistes et tweete sa rhétorique insensée. Laisse les kurdes se faire poignarder dans le dos (sans que la communauté des nations ne bronche), renoue avec les politiques de déstabilisation et d’étranglement des régimes qui en Amérique du Sud ne lui sont pas dévoués, se soustraie des engagements pris en matière d’environnement, fait voler en éclat l’accord sur la surveillance concertée du programme nucléaire iranien, pour  ordonner l’exécution d’un de ses chefs militaires, sans en référer aux instances de la communauté des nations… au risque de faire basculer (un peu plus) dans la terreur une région (demain le globe par contagion) déjà plongée dans le chaos créé par plusieurs décennies d’ingérences occidentales au Moyen-Orient.

Le monde de 2020 est au bord du gouffre. Et les forces de progrès devront s’employer pour ralentir le compte à rebours morbide déclenché par ceux qui nous gouvernent. D’abord et avant tout en conscientisant les citoyens tentés par le renoncement. Les motifs d’espoir sont réels, mais le chemin long et rude, vu les reculs infligés par les dirigeants de l’oligarchie depuis une décennie.

Et la culture dans tout ça ? Avouons-le, sans hypocrisie ni nostalgie, le « son du monde » n’est pas à l’harmonie. Si le cinéma parvient, en marge du rouleau compresseur de la grande industrie de l’Entertainment, à faire entendre la voix des inaudibles, à témoigner – on pense aux films de Ladj Ly, Guédignan, Ken Loach, Costa Gavras -, la musique elle, traverse une période inquiétante en termes de créativité, de souffle. La faute à une industrie elle aussi pilotée par des « commerciaux » sans mémoire, sans culture. Le formatage a produit ses effets et aucun genre ne semble y échapper. La réalité sociologique qui atomise les individus et les coupe de cette énergie collective reliant chacun aux autres – qu’ils soient de sa communauté, de sa cité, de sa génération, comme ce fut le cas dans le jazz, le blues, la soul, le rock, et même dans les musiques du monde à travers leur mission testimoniale et patrimoniale -, n’est pas pour rien dans le constat qui s’impose. Où sont les Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Nat Cole, Aretha Franklin, Marvin Gaye, Miles Davis, Joao Gilberto, Jobim, Gil Scott Heron, Prince, de notre temps ? La réponse est dans la question.

L’an 2020, nous (nous, vous) le souhaitons empli d’espoir, de paix, de joie et de découverte. Avec le sentiment qu’il va falloir y mettre du nôtre, plus que jamais, pour faire émerger le meilleur de ces temps troubles de notre histoire.

R.G.