ZSUZSANNA

« desormaisLES MAISONS DE DISQUES ET en general LES ENTREPRISES CULTURELLES, OU LES SALLES ET LES PROGRAMMATEURS, NE DEMANDENT PAS D’ÉCOUTER LA MUSIQUe, MAIS privilegient le nombre DE VUES SUR YOUTUBE OU DE FOLLOWERS SUR INSTAGRAM ! »

La chanteuse hongroise, jadis bien présente sur les scènes françaises, dans la musique et au théâtre, est revenue avec un beau disque, A Place Called Love, il y a quelques mois. Désormais, elle est aussi de retour sur scène, en commençant par le festival Au Fil des Voix. Rencontre sur le fil de souvenirs et des émotions…

 PAR FRANCISCO CRUZ

 

 Dans le domaine artistique, peut-on parler d’un « avant la musique » pour vous?

Je ne pense pas. Je suis née dans la musique. Ma mère voulait être chanteuse d’opéra, mais elle a dû renoncer très jeune pour des raisons familiales. Elle chantait tout le temps à la maison. Mon grand père aussi était mélomane, autodidacte et, en tant que maire de notre petit village rural hongrois, il a monté un orchestre symphonique qu’il dirigeait, et produisait beaucoup de concerts classiques.

J’ai commencé à chanter quand j’étais enfant, mais à un moment donné, j’ai voulu devenir une intellectuelle. J’ai suivi des études de littérature anglaise à Budapest. En même temps, j’ai commencé à faire du théâtre, où l’on chantait de la musique traditionnelle. Quand j’ai décidé de parfaire mes connaissances et ma pratique artistique, je suis partie en Italie. Alors, j’ai commencé à chanter dans la rue, pour payer mes études. Tous les week-ends je prenais le train pour aller à Florence, à Bologne… chanter, et cela durant deux ans.

Et quand j’ai voulu venir à Paris, ça a été la même histoire. J’ai chanté pendant un mois dans les rues de Munich, pour me payer un stage à Paris. Lequel était assez cher par rapport à mes ressources. J’enregistrais mes cassettes de chansons yiddish, tsiganes, du folklore hongrois, et les vendais aux passants. A Paris, pour continuer à vivre librement, j’ai chanté dans les bars, entre Arts et Métiers et Couronnes, surtout dans le quartier autour de République. Vers la fin des années 90.

L’Europe avait à nouveau vécu l’horreur de la guerre, cette fois du côté des Balkans. Sarajevo, la ville martyre, était devenue un symbole de résistance à la barbarie humaine. Et la musique de l’Europe de l’Est arrivait même sur les ondes radiophoniques.

J’étais arrivée au bon moment : les gens adoraient les musiques d’Europe de l’Est. Mes concerts étaient plein, j’avais une maison de disques qui me soutenait. Et mon répertoire s’enrichissait avec des chansons de Leonard Cohen. J’ai vécu comme ça pendant de longues années, et sans papiers, car la Hongrie ne faisait pas partie de la « communauté européenne ».

Vous jouez toujours de l’accordéon. Est-ce votre premier instrument ?

Ah non, mon premier instrument fut le piano. Enfant, j’ai appris et joué de la musique classique. L’accordéon est venu plus tard dans ma vie, juste avant mon départ pour l’Italie. C’était mon compagnon dans les rues en Toscane. Un petit instrument qui sonnait très bien, mais il m’a été volé dans un taxi parisien. Puis j’en ai acheté un autre à Budapest, que j’ai perdu à Barbès lors d’une attaque et cambriolage sur ma voiture. Heureusement, je l’ai retrouvé quelques mois plus tard dans le métro, entre les mains d’un musicien tsigane. Alors, je lui ai racheté mon propre instrument…

C’est à cette époque que vous avez commencé à jouer au cinéma ?

J’avais fait du théâtre, et l’opportunité s’est présentée de tourner des courts et des longs métrages. J’ai eu la chance d’avoir un premier rôle dans un film de Michael Winterbottom  et tourner en  France avec Philippe Garrel. J’aime beaucoup le cinéma, si l’occasion se présente j’aimerais bien continuer.

Vous avez publié l’album Vagabond Songs,  en 2014, puis A Place Called Love, neuf ans plus tard. Un choix temporel délibéré, ou d’autres projets ont vu la lumière entre temps ?

Après  Vagabond Songs, que je chantais en magyar, j’ai commencé à écrire un répertoire en anglais parce que j’étais toujours amoureuse de cette langue. Vu le contexte politique de la Hongrie (elle a fait partie de l’Internationale Communiste depuis la deuxième guerre mondiale, ndlr), le mouvement hippie est arrivé chez nous beaucoup plus tard, et j’étais très sensible aux valeurs de cette génération. J’ai grandi en écoutant les musiciens de rock présents au festival de Woodstock. C’était une façon de vivre, un espace de liberté. Alors, j’éprouvais le besoin d’écrire dans cette langue qui m’avait permis de rêver. Le début de ce projet a été la chanson « Mother ». Ma mère venait de décéder et je ne pouvais pas écrire en hongrois, car l’émotion m’envahissait. L’anglais m’a en quelque sorte protégée. Et puis, l’anglais est par sa syntaxe beaucoup plus aisé que la langue française pour écrire des chansons. Ce que j’écris est assez imagé, et c’est bien plus spontané pour moi de le faire en anglais.

Par ailleurs, j’avais fait un album, Simple Players, en duo voix et guitare, enregistré en 2017, durant six jours dans une église par Philippe Tessier du Cross. Il n’est pas sorti parce que je n’ai pas trouvé de partenaire discographique. C’est un album très épuré, qui chante le désespoir face à la misère du monde, que je n’ai pas voulu exposer dans des mauvaises conditions. Ce répertoire a été présenté au 104, en 2018. Désormais, je vais le sortir en digital, car je ne veux pas qu’il vieillisse dans des tiroirs.

Les musiciens qui jouent sur A Place Called Love  possèdent un background important, notamment dans le jazz. Vous aviez joué avec eux dans le temps, ou vous les avez choisi spécialement pour cet enregistrement ?

C’est une histoire « de famille ». L’album A Place Called Love est une cuisine d’ensemble à laquelle la créativité de chacun contribue. Je joue avec le guitariste Csaba Palotai depuis 20 ans. Au départ, sur un répertoire tsigane hongrois, puis sur mes compositions. Si ce nouvel  album existe c’est en grande partie grâce à lui. C’est à lui que je confie les arrangements de mes chansons. Fred Norel, le violoniste, je le connais également depuis 22 ans  je ne pourrais pas me passer de sa sensibilité et de son lyrisme. De même que Sébastien Gastine à la contrebasse, son âme et le son chaud qui groove, le toucher fin et lumineux de Stan Grimbert -batteur et vibraphoniste- rencontre en 2017 pour un spectacle au 104. Et Steve Argüelles, un super batteur au jeu très raffiné, est arrivé sur le conseil de Philippe Tessier, et maintenant joue aussi en trio avec Csaba. Stan, je l’ai rencontré au théâtre. Dernièrement, on a joué sur un spectacle nommé « Le Dernier Voyage De Simbad » sur un texte de l’écrivain italien Erri de Luca, mis en scène par mon compagnon  Thomas Bellorini, qui soutient également tous mes projets musicaux.

Je suis consciente que jouer en compagnie de ces musiciens, c’est « du luxe ». Mais j’aime beaucoup qu’il y ait de l’espace pour l’improvisation, même sur ce répertoire qui est plus folk-pop. Et cela est possible par l’expérience jazz de ces musiciens. Ils sont tous de virtuoses ! 

Le jazz était présent chez vous, avant l’arrivée de ces musiciens. Quelle est votre histoire avec cette musique?

A 14 ans, j’avais une bande de copains qui adoraient le jazz. Un jour, j’ai menti à la maison, prétextant une visite chez une amie, pour aller loin écouter un concert de Didier Lockwood. J’ai des frissons lorsque j’évoque ce souvenir. Depuis, j’ai écouté tous les vinyles de jazz qui sont passés sous mes doigts. J’ai construit une collection de disques de Charlie Parker, Sonny Rollins, Miles Davis. Je faisais partie de l’équipe d’un jazz club dans ma petite ville, qui ouvrait deux fois par semaine. Pour ce club, je faisais la traduction d’articles publiés par un magazine de jazz anglais auquel j’étais abonnée. Et j’ai commencé à aller en Autriche, notamment à Mœrs, pour assister aux festivals de jazz. A Vienne aussi, puis au Jazz Jamboree en Pologne. Là, j’ai découvert Chick Corea, Jan Garbarek et d’autres grands musiciens.

Mais, hormis les musiciens, il a dû y avoir aussi des chanteuses qui vous ont impressionnée et stimulée, non?

Oui, des chanteuses de rock. J’adorais Janis Joplin. Par l’émotion et l’énergie qui habitaient ses interprétations. Puis, Patti Smith, que j’écoute toujours. Une autre chanteuse moins connue, Eva Cassidy, morte jeune à 33 ans. Elle est mon ange. Quand je ne vais pas bien, que je me sens déprimée, j’écoute Eva Cassidy. Puis, des chanteuses de jazz, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, Nina Simone. Impossible de vivre sans écouter Nina.

Vous êtes venue en France attirée par la richesse artistique et culturelle de ce pays. Comment ressentez vous l’évolution de la scène française aujourd’hui ?

Beaucoup plus difficile, plus compliquée, qu’il y a 20 ans. On privilégie les produits culturels avant la création artistique, c’est clair. Puis, il y a un changement de génération, et un comportement différent du public et des artistes aussi. Autant de narcissisme, d’exposition du moindre geste sur les réseaux sociaux pour faire valoir son travail, ça fait peur. Désormais, les maisons de disques et les entreprises culturelles en général, ou les salles et les programmateurs, ne demandent pas d’écouter la musique, mais privilégient le nombre de vues sur Youtube ou de followers sur Instagram comme critère de notoriété ! Heureusement, dans le domaine des musiques du monde et une partie du jazz, c’est moins flagrant. Et on peut trouver des expressions plus originales. De l’âme et des musiques qui font voyager.

A Place Called Love est un album dédié à votre mère. Est-elle la personne la plus importante de votre vie?

Oh… ! La réponse est non, les personnes les plus importantes sont mes enfants,  Maya et Làszlo. Mais… c’est vrai qu’à la fin de chaque concert, je chante une chanson tsigane que Erika, ma mère, m’avait appris il y a longtemps. Elle était une artiste qui n’a pas pu s’exprimer. Et cela doit certainement travailler dans mon inconscient. Quand on grandit dans les bras et à côté d’une mère qui chante tout le temps, la musique reste imprégnée dans vos cellules. Dans le disque, il y a quelques chansons dédiées à ma mère, mais aussi d’autres qui parlent d’amour trahi, ou qui prient pour un peu de douceur dans la vie. Pour la fin de la violence.

En 1997, je me suis retrouvée au milieu d’une guerre en Afrique. C’était au Congo, à Kisangani, après le génocide au Rwanda. J’étais allée avec le cinéaste Hubert Sauper qui réalisait un documentaire dans des camps de réfugiés. Et sur cette expérience de trois mois, très bouleversante, je ne suis pas parvenue à écrire pendant longtemps. Cela a commencé à sortir avec « Simple Prayers » et une chanson dédiée aux enfants soldats. D’autres souvenirs s’éveillent, même si cela reste très difficile à formuler, à écrire, et plus encore à transposer en musique…

en concert : LE 7 MAI A VERSAILLES (Théâtre Montansier)