UN ETE PARTICULIER
En cette année particulière, par son timing pré-olympique, post-électoral, le festival Jazz à Juan a tenu son cap, avec des soirées dédiées à tous les styles. Une manière de drainer dans la Pinède, des publics différents, jeunes, moins jeunes, jazz, moins jazz. Sans se renier, et avec un sens de l’aggiornamento habile, d’année en année, pour tourner, naturellement, les pages du temps qui passe.
PAR ROMAIN GROSMAN. PHOTOS KEVIN LHERMITTE JAZZ A JUAN
Car c’est un fait, le temps passe. Les légendes du jazz passées par Juan ne sont plus si nombreuses. La dernière génération des Melody Gardot, Jamie Cullum, Ibrahim Maalouf, Gregory Porter, absente cette année, Jazz à Juan a panaché affiches internationales (Toto et Kool & The Gang ont fait le plein) et nouvelles incarnations avec Dominique Fils-Aimé, Adi Oasis ou Scary Pockets.
Mais ce sont les artistes inscrits dans des parcours créatifs au long cours qui ont le plus convaincu.
Ainsi, Erik Truffaz, et son projet dédié aux musiques de films (deux albums consécutifs Rollin’ et Clap !) n’est jamais dans la recherche du spectaculaire et du buzz. Si parfois son éclectisme et sa curiosité l’ont placé au cœur de l’actualité, ce ne fut jamais par calcul. Et depuis plus de vingt ans maintenant, le trompettiste s’investit de manière égale et sincère dans toutes ses entreprises. Cette fois, il revisite des grands airs du cinéma mondial. Entame son concert avec un thème de La Strada, poursuit avec la musique de Fantomas, le « Requiem Pour Un Con » (de Serge Gainsbourg, repris dans Le Pacha de Georges Lautner, avec Jean Gabin) soutenu au Fender et à la guitare par un groupe au diapason, joue Ennio Morricone. Autant de souvenirs passés au tamis de sa propre personnalité, éclectique, pudique, mais aussi audacieuse. Pour un set surprenant et agréable qui projette le public sur l’écran noir de ses nuits blanches.
Le lendemain, les jeunes américains de Scary Pockets aux millions de vues sur Youtube, mise aussi – signe des temps et du manque d’inspiration ? – sur la vague de la cover. A sa façon, déjantée, un peu punk, mais avec pas mal de second degré. Même si les chanteurs sautillants montrent rapidement des limites et cantonnent le groupe dans le divertissant.
Les reprises étaient un peu le fil rouge de cette édition. Joshua Redman, l’ex-Young Lion apparu au début des années 90 avec Roy Hargrove, Christian McBride, Greg Osby, apparaît aminci, élégant, très classe dans son costume pastel. L’ex-directeur du San Francisco Jazz Collective, le programme dédié au jazz de la côte Ouest, vient en quintet jouer la musique de son premier album, Where We Are, sous les couleurs du label Blue Note. Accompagné de la chanteuse Gabrielle Cavassa, qui se fond dans le groupe, avec une voix pourtant très affirmée, et des interprétations pleines de tacts et de sensibilité, qui rappelle une Joni Mitchell, le ténor traverse l’Amérique dans un passionnant road trip. Avec des détours par Chicago (« Goin’ To Chicago » de Count Basie et « Chicago » de Sufjan Stevens), Philadephie (« Streets Of Philadelphia » de Bruce Spingsteen) ou l’ « Hotel California » des Eagles. Le jeu de Joshua Redman est plus mesuré, posé, mature qu’à ses vingt ans. Le son du ténor moins spectaculaire, a gagné en élégance, en profondeur. Au final, le saxophoniste se remémore le choc de la découverte d’un enregistrement pirate du concert de John Coltrane ici même à Juan en 1965, pour clore sur « Alabama », plein de dévotion pour son aîné.
Le répertoire de Kool & The Gang se suffit à lui-même, pas besoin de piocher ailleurs et le public venu pour entendre les hits de sa jeunesse, danse déjà sur la playlist seventies qui précéde le concert. Las, pour ses 60 ans, annoncés avec force clips et extraits des émissions cultes Soultrain diffusés sur les grands écrans de part et d’autre de la scène, on attendait un retour aux sources, jazz et funk, du groupe mené par le bassiste Ronald Kool Bell. Mais tel ne fut pas le choix du groupe. En puisant pendant les quarante-cinq premières minutes dans ses airs les plus commerciaux et les plus mièvres des eighties – « Fresh », « Cherish », « Joanna » -, l’ambiance est vite retombée. Et lorsque « Jungle Boogie » et « Summer Madness » ont pris le relais, il fallut se rendre à l’évidence. Avec la disparition récente de plusieurs de ses membres fondateurs, K&TG n’a plus ni l’énergie ni le groove pour rallumer la flamme de ses plus belles années.
Au final, Marcus Miller, toujours généreux, impliqué, communicatif (en français dans le texte), puise dans ses productions pour tant et tant d’artistes, et dans son jeu spectaculaire, pour faire le show. Même si, centré sur ses prouesses à la basse, les thèmes semblent souvent s’enferrer dans des « tourneries », pleine de groove et de brio, mais un peu concentriques…
Avec plus de 27500 spectateurs, Jazz à Juan millésime 2024 progresse de 10% par rapport à l’année précédente. Un peu grâce à l’absence de concurrence (le Nice Jazz Festival étant décalé au mois d’août pour cause d’arrivée du Tour de France – vu de Paris, on se demande toujours comment et pourquoi les deux manifestations ne parviennent pas à s’accorder sur des dates différentes…), beaucoup du fait d’une session aux accents festifs, et renouvelée, avec de nombreuses premières réussies (Manu Katche, Youssou N’Dour, Erik Truffaz et Selah Sue).