« POUR UN MUSICIEN LE TEMPS EST ESSENTIEL ET ON N’EN PARLE JAMAIS…»
PAR FRANCISCO CRUZ
Au terme de notre périple au cœur des festivals de cet été, force est de constater que l’absence notoire de musiciens de jazz internationaux en France a été bénéfique pour l’exposition des artistes locaux. L’une des musiciennes les plus en vue aura été Sophie Alour. La saxophoniste (et flûtiste) fait face à un calendrier très chargé, avec son dernier projet personnel et au sein du groupe de Rhoda Scott.
Après cette séance de dédicace de votre dernier album, Enjoy, à la suite d’un beau concert, quelle a été votre sensation au moment de retrouver un public content et reconnaissant. Par ces temps si étranges et entrecoupés de longs silences ?
Cette demande du public est la plus belle des récompenses. Bien que la première chose reste d’être en accord avec soi-même, je ne peux pas oublier les gens qui viennent m’écouter. Je pense à eux quand j’écris et quand je joue, mais je me refuse à faire des concessions. Je ne joue pas pour plaire. Il s’agit de trouver un équilibre et quand c’est réussi, c’est génial.
On sort provisoirement d’une période sombre et violente, pendant laquelle les musiciens ont été interdits de jouer et le public empêché de les entendre. Avez-vous pensé à un moment que la musique pouvait s’arrêter ?
Ce qui m’inquiétait, c’étaient les « solutions » que l’on évoquait alors pour remplacer les spectacles vivants. Notamment les concerts filmés. C’était le pire. C’est comme si, au lieu de faire un voyage dans un pays lointain, on te proposait de regarder un film documentaire. Voir un concert en streaming c’est ne rien vivre, tant l’expérience sensorielle de la musique est nulle. Cette période de doute a été assez dure. J’écoutais beaucoup la radio, des émissions où l’on parlait des alternatives pérennes pour remplacer les spectacles vivants, et cela m’angoissait terriblement. Où va-t-on dans cette société ?
CONCERTS DE JOIE APRES LE SILENCE ET LES LARMES
Après la levée du confinement, vous avez redémarré très fort…
Oh oui, j’ai tellement fait de concerts depuis, avec mon groupe et avec la formation de Rhoda Scott… Lors de cette reprise de la vie sur scène, j’ai vu des gens pleurer ! C’était incroyablement fort.
Et vous avez enregistré Enjoy…
Nous avons enregistré dans les conditions du live, mais malheureusement sans public. Dans une salle en bois, splendide, la plus belle des salles où j’ai eu l’opportunité de jouer. J’étais programmée pour y donner trois concerts, et celui-ci fut le dernier. Il était fou de voir à quel point on s’est senti frustrés de jouer sans personne en face. Pourtant, on était tellement heureux de rejouer ensemble, après des mois de séparation et de confinement. Et là j’ai eu l’impression qu’il se passait quelque chose d’exceptionnelle.
Une séance thérapeutique, en réalité ?
On était tous traumatisés ! Car, après la levée du confinement, on a eu l’impression que tout le monde retournait au travail sauf nous les artistes. Les spectacles vivants étaient interdits, et personne ne s’exprimait pour réclamer quoi que ce soit. On vivait dans le silence et l’indifférence générale. C’était glaçant. Finalement, quand on a pu monter sur scène, la réaction du public a été formidable. C’est ce que je retiens au sortir de cette période.
Avez-vous joué devant des publics masqués ?
Oui, bien sur. On ne voyait pas les expressions, les visages, mais c’était mieux que rien… C’était dingue, mais ne revenons pas là-dessus, c’est du passé. Maintenant on est de retour à la vie normale !
La vague de concerts de cet été vous la vivez comme un retour ? Certains artistes pensent qu’il s’agit juste d’une pause… et se préparent pour affronter la rentrée. Ils pensent qu’après ce qu’on vient de subir, pendant deux ans, il faudrait envisager de vivre autrement, plus librement…
Est-ce qu’on a envie de faire de l’art comme avant le covid et les décrets liberticides des autorités politiques ? Est-ce que les musiciens du jazz ont oublié la connexion de cette musique avec la liberté humaine ? La question n’est pas commode, certes, mais…
Ce ne sera certainement pas pareil. Le prochain disque que je prépare est pour ainsi dire assez…trash ! Dans le sens où je regarde la réalité en face…qui n’est pas toujours belle. Ça parle du temps, du temps humain pas du temps des glaciers où on a voulu nous amener. Ce que nous avons subi nous a transformé sans doute. Nous avons vu des mauvaises choses, mais aussi des belles actions isolées. Je préfère garder ça. Il est certain que l’absence de réaction des gens du monde de la culture et du spectacle qui privés de tout ne réagissaient pas, a été glaçant. Désespérant même. Et cette façon tellement docile de la majorité des gens d’accepter des mesures inacceptables, me pose beaucoup de questions.
Enjoy, publié en 2021, a été composé à cette période ?
Non, bien avant. C’est le résultat de ma rencontre avec Mohamed Abouzekry, en 2019, et la création qui a eu lieu à Coutances sous l’impulsion de Denis Le Bas. Ce fut l’occasion pour moi d’ouvrir les portes et les fenêtres et de laisser circuler diverses influences culturelles dans ma musique.
Pour la première fois, on vous retrouve s’acheminant vers l’Orient. Nous étions habitués à vous voir connectée à la musique afro-américaine. On ne vous avait jamais surprise tournée vers La Mecque…
Hahaha ! Mais là il y a aussi un peu d’Inde, d’Irlande, d’Europe Centrale… J’aime bien jouer un peu à faire la sismographe du temps présent. Le monde est traversé de cultures différentes, et on ne peut pas rester sourd à cette réalité. Moi, je ne peux pas faire du jazz aujourd’hui, comme je l’ai joué auparavant.
J’ai été marquée par le dernier disque de David El-Malek, une influence importante, et puis j’avais très envie de réaliser un travail avec le oud, comme instrument, comme couleur.
Configurer ce nouveau casting fut un processus difficile ? Par les différences de background des musiciens, par les caractéristiques particulières des fréquences des instruments réunis ?
Il a été compliqué d’amener tous ces musiciens dans la direction que je souhaitais. Je ne voulais pas qu’on dérive vers le jazz modal. Je voulais rester sur le fil entre deux musiques; il fallait donc une direction forte. Nous avons beaucoup discuté, essayé, et je pense avoir obtenu le son que je recherchais.
Dans ce groupe, la présence de la batterie est fondamentale et détermine en quelque sorte la direction que prend la musique. Sur scène deux batteurs alternent. Comme leur jeu est très différent, la musique change constamment.
Vous tournez actuellement avec votre sextet, mais aussi avec le groupe de Rhoda Scott, pianiste et organiste installée en France depuis plusieurs décennies. Représente -t-elle une influence certaine pour vous ?
Oui, sans doute. J’ai grandi en la regardant jouer, derrière son clavier, depuis mes vingt ans.
J’ai beaucoup appris d’elle, humainement, musicalement, son rapport au public et son attitude sur scène. J’ai pris le temps d’observer nos ainés et d’apprendre, de Rhoda, ainsi que de François Morel, des frères Belmondo…
Sept musiciennes autour de Rhoda Scott, toutes appartenant à la même génération. Chacune ayant un cv riche d’expériences collectives et de projets personnels. Ressentez-vous une énergie particulière à jouer dans une communauté féminine ?
Il y a quelque chose comme ça, autour de Rhoda. C’est vrai qu’au fil du temps, nous sommes devenues des amies. Je comprends l’invitation et le plaisir de Rhoda, qui a joué toute sa vie entourée d’hommes. Un groupe de femmes ça doit être apaisant pour elle ? Il faudrait lui poser la question !
Enjoy est traversé de songes et d’évocations de la nature. Les titres sont explicites. Il y a une approche écologique dans votre musique ? En tant que femme-mère dans ce monde actuel ?
Disons que « la fin du monde » est une préoccupation importante ! Non ? Haha ! C’est vrai, je suis mère d’un enfant, et je ne me vois pas à faire l’impasse sur l’écologie. Le monde actuel est inquiétant, mais je veux aussi cultiver l’espoir d’un monde meilleur. Parfois c’est très compliqué. Néanmoins, je n’ai pas la volonté consciente de porter un regard écologique à travers ma musique. J’habite à la campagne, parce que la ville n’est plus saine ni pour moi ni pour les enfants, et je suis au contact de la nature. Mais, je suis plus respectueuse de la nature qu’«écologiste». Maintenant, plus que jamais, je pense qu’il est très important de ralentir, de prendre son temps, d’aller à l’essentiel. C’est ce que j’essaie de faire avec ma musique. Le prochain disque s’appellera Le Temps Virtuose. Le temps qui passe. C’est lui qui nous construit et nous détruit…
Et si le temps n’existait pas, si nous vivions dans un éternel présent ?
Le temps c’est nous qui le créons ! Pour un musicien le temps est essentiel et on n’en parle jamais…
SOPHIE ALOUR
Enjoy
(Music From Source/L’Autre Distribution)