DOMINIC MILLER

« Je n’ai jamais touché à l’absinthe… mais, Elle me fascine  »

PAR FRANCISCO CRUZ

Le guitariste d’origine argentine, complice attitré de Sting depuis 30 ans, jouait Absinthe jusqu’à la parution de Vagabond, son troisième album pour ECM. Loin du pop-rock, plus proche du jazz. 

Avant Silent Light, en 2017, vous aviez enregistré plusieurs albums (plutôt confidentiels) pour différents labels américains et européens. Comment s’est passée votre arrivée chez ECM ?

Il y a trois ans, j’étais en vacances à Ramatuelle après une longue tournée avec Sting, quand j’ai reçu un appel de mon manager, qui a pour consigne de ne pas m’appeler sauf pour des choses d’extrême importance. Il m’a dit : « Manfred Eicher m’a contacté, il voulait savoir ce que tu faisais en ce moment. » Je savais que Manfred connaissait mes albums, parce que plusieurs artistes de son label ont enregistré des morceaux à moi. Alors, je suis allé à Munich et on a écouté et discuté de musique dans son bureau… qui est un grand bordel avec plein de disques et de papiers disséminés partout, comme dans une chambre d’étudiant. Là, j’ai ressenti en lui de l’enthousiasme et une grande curiosité. Ce fut une très bonne première connexion. Je continue chez ECM parce que j’y trouve une très belle philosophie de la musique, une esthétique que j’aime beaucoup. Toute ma vie j’ai écouté des disques ECM, notamment ceux d’Egberto Gismonti, de Keith Jarrett, de Pat Metheny et d’Eberhard Weber. Travailler avec Eicher, c’était donc une belle opportunité de découvrir un peu le secret de ce son.

Pensez-vous que le son de votre guitare a changé depuis ? Pas que vous jouiez différemment, mais autrement…

Mon son n’a pas changé, mais mon attitude, ma philosophie du son ont certainement changé. Le son est pour moi la chose la plus importante, et une très bonne raison de continuer chez ECM, car ils sont obsédés par cette dimension. Je pense que cela m’aide à développer ma musique, à développer la projection du son.

Vous jouez désormais moins de notes que dans vos albums précédents… et occupez différemment l’espace.

Oui, certainement. L’espace est aussi important que le son, ils sont comme le Yin et le Yang. Le son sans espace, ça ne veut rien dire. L’espace permet la réflexion et l’échange. C’est pour ça que j’aime écouter de grands musiciens comme Wayne Shorter. Ses concerts sont comme des master class, une invitation à comprendre ce qu’il joue quand il ne joue pas. J’adorerai savoir ce qu’il se passe dans sa tête dans ces moments. Car, il ne joue pas ce qu’il pense, mais en réaction à sa pensée. Chez ECM il faut aussi oublier tout ce qu’on sait. Pour être dans le présent.

Votre présent et votre passé se conjuguent aussi avec la musique de Sting. Mais qui était Dominic Miller avant 1991 (début de sa collaboration avec le chanteur anglais) ?

Ooohh ! je sortais juste de l’enregistrement du plus grand disque auquel il m’avait été donné de participer jusque-là : Another Day In Paradise, de Phil Collins. Avant j’avais aussi joué avec The Pretenders… J’enchainais les sessions de studio à Londres, et c’est après Phil Collins que Sting m’a proposé de le rejoindre.

Vous n’avez donc pas vécu la mouvance rock argentine des années 80, avec Charlie Garcia, Fito Paez, et tous ceux qui arrivaient derrière L.A. Spinetta… La new wave de Buenos Aires n’a rien à voir avec vous ?

Non, je viens de Hurlingham, la même ville que Los Divididos, à l’ouest de Buenos AIres, mais je n’étais pas là pour vivre ce mouvement de l’intérieur. J’étais déjà parti à Chicago à l’âge de 11 ans, à cause du travail de mon père. Après quelques années dans la banlieue de Chicago, je suis allé à Londres…

Votre apprentissage de la guitare a donc commencé aux Etats-Unis ?

Oui, à Chicago j’avais un prof de guitare classique, puis je suis allé étudier quelque temps au Berklee College, et à 19 ans je suis parti au Brésil… pour travailler avec Sebastião Tapajos (excellent guitariste brésilien, formé à Lisbonne et à Madrid, ndlr). Je suis depuis toujours fasciné par la musique brésilienne : Tom Jobim, Vinicius de Moraes et Rio de Janeiro était pour moi le Ground Zero. Mon père m’a offert un billet d’avion et 500 dollars pour y aller. Je suis arrivé à Rio, j’y ai fait la fête comme un dingue, dépensé les dollars, mais pas trouvé la trace de Tapajos. On m’a dit qu’il vivait à São Paulo ; je suis parti là-bas, j’ai déniché son adresse et frappé à la porte de sa maison. Quand il a ouvert, je lui ai dit : « Hi, je suis Dominic, je viens étudier avec toi… » Il m’a répondu : « Mais tu es fou ! Je ne suis pas prof, je n’enseigne à personne… » Il m’a quand même trouvé un petit hôtel très cheap. Je suis resté pour apprendre avec Tapajos pendant 15 jours et le temps de faire quelques gigs à São Paulo. Ensuite, je suis parti à Londres.

Vous êtes devenu le musicien le plus proche de Sting et jouez dans le premier cercle du rock-pop mondial… Mais vous arrive-t-il d’aller jouer votre propre musique en Argentine ?

Oui, j’ai un agent là-bas qui me trouve des dates pour jouer tous les deux ans. J’aime bien y aller, je connais maintenant pas mal de musiciens locaux, à Buenos Aires, à Cordoba, à Mendoza… Mais ma connexion avec l’Argentine n’est pas spécialement musicale, c’est surtout par le foot, le mate, le dulce de leche… et le plaisir de manger en famille. En musique, la seule que m’a fait vibrer, c’est Mercedes Sosa…. Quand je l’entendais chanter «Alfonsina Y El Mar», «Gracias A La Vida», «Todo, Todo Cambia»… je la trouvais fantastique !

Revenons au présent, pour essayer de découvrir la pensée sous-jacente… Commençons par le morceau « Ténèbres » …

J’aime les contrastes, et en musique c’est une des qualités que j’ai appris avec Sting. Sans ce côté sombre, la lumière ne perce pas aussi fort… J’aimais bien l’idée d’avoir un thème dark, avec un bel arrangement de cordes. C’est un air très simple et très beau, mais qui présente soudain une tournure sinistre. J’aime ce genre de contrastes inattendus. Le beau et le sinistre ensemble, c’est comme une blague !! « Ténèbres » est aussi le nom de mon chat, hahaha !

Le thème « Etude » est une blague : on pense musique classique, structure définie… et on se retrouve assez loin de cela.

Ce morceau s’appelle ainsi parce qu’il est presque impossible de le jouer ! Quand j’étais étudiant, je détestais certains « Etudes », tout en appréciant leur difficulté. Mon inspiration, philosophique pas musicale, est Bach. J’avais besoin d’une mélodie qui contiendrait toute l’harmonie dans un ton monotone. Ici c’est une séquence de notes, une structure pour ma guitare, tandis que tous les musiciens improvisent.

Vous avez aussi enregistré « Verveine ». Cette herbe vous inspire ?

J’adore en boire, et nous avons planté de la verveine dans notre jardin. Chaque nuit, ma femme et moi en prenons, c’est très relaxant. Le morceau est inspiré d’une improvisation totale que nous avons fait en studio après l’enregistrement d’« Etude ». Manfred l’a entendue et, à notre grande surprise, il a insisté pour l’intégrer au disque.

Entre hallucinogènes et alcools, vous avez aussi distillé « Absinthe », un hommage à cette plante psychédélique autrefois très appréciée chez les peintres…

Pendant dix ans, j’ai eu une maison dans le sud de la France (dans le Luberon, ndlr), et je me suis demandé quel était le commun dénominateur qui rapprochait tous ceux passé par la région : la couleur, le temps, le vent, l’art de Van Gogh, de Cézane, de Toulouse-Lautrec, qui ont créé dans cet environnement. Je n’ai jamais touché à l’absinthe, mais je pense que c’est le point commun des gens de ce coin. Et ça me fascine…

DOMINIC MILLER

Absinthe

(ECM/Universal)

 

 

 

 

LE 14 MAI, A PARIS / STUDIO DE L’ERMITAGE