CHUCHO VALDES

LE PERE DU PIANO CUBAIN

Depuis la fondatrice Misa Negra jusqu’à ses récents albums Giant Steps et Jazz Bata, depuis l’Orquesta Moderna de Música aux AfroCuban Messengers, en passant par l’incontournable groupe Irakere, explorant, déstructurant et reconstruisant le matériau musical, de la conga afrocubaine ancestrale au jazz, en passant par le son montuno, et le funk, le classique et le danzon, Jesús “Chucho” Valdés est un véritable Maestro du son cubain contemporain. Fort d’une expérience de vie consacrée à la musique au plus haut niveau, il célèbre ses 80 ans avec un triple concert à la Philharmonie de Paris.

PAR FRANCISCO CRUZ

« Chucho Valdés est la référence incontournable de toute ma génération, qui a écouté, appris et assimilé profondément son style. Je pense qu’il n’y a aucun jeune musicien à Cuba, et pas seulement des pianistes, qui à ses débuts n’a pas bénéficié de son influence. Il a été notre professeur, à l’école ou indirectement, un véritable inspirateur et guide musical. On fait toujours référence à lui en termes de pianiste virtuose, mais je pense que vous devriez parler surtout du compositeur et de l’arrangeur. Le style créé par Chucho au sein d’Irakere est déjà l’objet d’études et de variations orchestrales, surtout par rapport aux progressions harmoniques qu’il a établi durant les années 70 et 80. On pourrait sans doute parler de Chucho Valdés, comme du “père” du piano cubain contemporain. »

Ainsi parlait, il y a 20 ans déjà, le pianiste de jazz virtuose Gonzalo Rubalcaba. En fait toutes les opinions coïncident à dépeindre Chucho Valdés comme la personnalité musicale la plus importante du Cuba d’après la Révolution. Fondateur et directeur musical d’Irakere, le plus représentatif des orchestres populaires cubains depuis vingt-cinq ans, mais aussi compositeur inspiré et prolifique, Valdés est sans conteste un pianiste hors pair dont les concerts et enregistrements solitaires constituent un bonheur pour tout mélomane, peu importe son genre ou style de prédilection.

Étranger à toute itération gratuite et au conservatisme formel, Chucho Valdés procède allègrement – depuis l’époque de l’Orquesta de Musica Moderna, avant Irakere – à la reconstruction du matériau musical, introduisant des nouveaux intervalles, provocant des accords dissonants, faisant osciller le tempo, plaçant la clave dans un jeu de variations permanentes. Au point de faire surgir l’une des plus belles versions jamais entendues de «Rabo de Nube», la chanson du poète-chanteur Silvio Rodriguez, avec qui le pianiste a eu l’occasion de collaborer à maintes reprises, notamment à l’aube des années quatre-vingt-dix lors d’une tournée sud-américaine conclue au Chili, lors d’un concert impressionnant devant cent mille personnes qui fêtaient la fin de la dictature militaire.

La modernité et l’avant-garde n’ont jamais été, ni un domaine tabou, ni un objectif primordial pour la musique de Chucho Valdés. Leur correspondance s’établit presque spontanément. Influencé autant par la musique classique du début du siècle, de Debussy et Ravel, Stravinsky et Shönberg, que par les grands pianistes de jazz Duke Ellington, Art Tatum, Bill Evans ou McCoy Tyner, Jesús Valdés n’a jamais cessé de se rendre perméable à l’évolution des expressions musicales contemporaines. Sensible ou en phase avec les propositions d’Ornette Coleman ou Eric Dolphy, Miles Davis ou Quincy Jones, Joe Zawinul ou Wayne Shorter, et bien qu’il préfère jouer sur un grand piano de concert, il suit aussi de près l’évolution de la musique électronique, programme sur ordinateur et joue couramment des claviers synthétiques. « Parce que la musique fait partie de la culture, elle est en évolution permanente – nous rappelait-il, il y a quelques années. Les sonorités ont toujours été intimement liées à l’évolution technologique. Maintenant que nous vivons dans un âge spatiale et numérique, il est naturel que la musique soit en phase avec cette spatialité électronique».

Ainsi, ce fils d’un autre grand pianiste et compositeur, nommé Bebo Valdés, qui a commencé à jouer du piano à trois ans et à suivre un enseignement musical accompli à six (à La Havane), qui a fréquenté dans sa maison familiale les plus grands musiciens et chanteurs cubains des années cinquante, qui à quatorze ans jouait déjà dans l’orchestre de son père et à seize s’intégrait à l’Orquesta Moderna de Música, qui par la suite a formé et conduit le plus fameux orchestre cubain (Irakere) et dirigé le formidable festival de Jazz Plaza ; enfin celui qui a reçu tous les hommages que la société culturelle de son pays pouvait lui offrir, et la reconnaissance sans réserves des musiciens du monde entier, continue à être très présent et très sollicité sur la scène internationale. D’un concert en solo à Montréal à une master-class à Washington, pendant une tournée asiatique en duo avec Gonzalo Rubalcaba ou avant d’entrer en studio avec les Afrocuban Messengers, Jesús « Chucho » Valdés porte au plus haut les couleurs rayonnantes de la musique cubaine.

ENTRE PARTITIONS ET IMPROVISATIONS

Depuis son enfance, la maison de la famille Valdés fut pour Chucho comme une université de musique. Chez lui, son premier maître fut son père, Bebo. Mais, à cinq ans, il lui présenta un autre maître, Oscar Muñoz, pour recevoir une formation au classique. Pour le jazz et la musique populaire cubaine, c’est Bebo lui-même qui assura la formation de son fils. « J’ai suivi un double chemin parallèle – évoque Chucho. Bach et Lecuona, Mozart et Arsenio Rodriguez, Beethoven et la musique afro-cubaine » […] « J’aimais le répertoire classique, mais j’aimais surtout improviser. Mon père se fâchait parce que je changeais les harmonies. Il me disait : “écoute, celui qui a composé cette pièce savait plus que toi et moi réunis  ! Tu ne dois rien changer”. Mais, au fond, il aimait mon esprit de recherche  ».

En suivant les détours de sa discographie, et parfois de ses partitions, on constate que les compositeurs classiques n’ont jamais été absents, oubliés ou ignorés. Parmi ces compositeurs, certains continuent d’être présents dans son travail quotidien et semblent lui procurer un vrai plaisir. J.S. Bach et Frederick Chopin mais aussi Claude Debussy, Sergueï Rachmaninov et Maurice Ravel.
Dans ces années-là, il était rarissime de voir les jeunes apprendre classique et jazz. Les étudiants de classique restaient pour la plupart cantonnés au classique, et regardaient le jazz avec mépris. « Sûrement, parce qu’ils étaient incapables d’improviser  ! – rit fort Chucho. Mais d’autres étudiaient le piano classique pour mieux jouer le son, pour donner plus de poids à la musique populaire ».

Parmi ses jeunes amis, avec qui Chucho Valdés aimait se retrouver pour descargar, avant même de former son premier ensemble, Le Combo de Chucho, se trouvait le guitariste Carlos Emilio Morales – qui a écrit aussi l’histoire d’Irakere -, ainsi que le batteur Emilio Del Monte. Ensemble, Ils allaient partout écouter des jazzmen de passage à La Havane. Il y avait aussi les copains qui n’étaient pas musiciens, mais qui aimaient le jazz et lui prêtaient les disques ou l’invitaient à écouter Wynton Kelly, Horace Silver, Red Garland, Bud Powell et Thelonious Monk. «  Grâce à mon père et à ses amis, Frank Emilio Flynn, Lili Martinez, Peruchin (Pedro Justiz), j’ai fait la connaissance des grands musiciens de jazz. Au Tropicana (célèbre salon de l’Hotel Nacional de La Havane, ndlr), invité par Bebo, j’ai écouté Milt Jackson, Buddy Rich, Woody Hermann, Stan Getz, Nat King Cole, Roy Haynes, Sarah Vaughan  ; j’ai vu tout le monde, en direct live  !! Alors, comment ne pas devenir musicien de jazz ?  »

LA LIBERTE…PAR LE JAZZ

L’histoire est pleine de paradoxes. Le jazz, musique essentiellement libre se jouait abondamment à Cuba pendant la violente dictature de Fulgencio Batista. Juste après la Révolution, il fut interdit, accusé d’être la « musique de l’ennemi yankee ». Jusqu’au moment où, reconnu officiellement en tant que « musique libératrice du peuple afro-américain », le jazz fut autorisé. Chucho Valdés put alors créer ses propres formations. «  Eh oui, après la Révolution, le jazz fut prohibé. C’était très difficile à vivre – avoue le pianiste. Heureusement pour nous, un diplomate canadien, Gaby Warren, amateur de jazz, nous invitait chez lui pour des séances d’audition de sa collection privée. C’est ainsi que j’ai découvert les dernières créations de John Coltrane, de Bill Evans, de Miles Davis, puis d’Herbie Hancock, McCoy Tyner et Wayne Shorter. Quand Mr Warren a fini sa mission à Cuba, il nous a légué sa fantastique collection de disques. Le premier festival de jazz de l’histoire cubaine a eu lieu en septembre de 1963, organisé par les Jeunesses Communistes sous la direction de Miguel de la Hoz, un étudiant progressiste. Moi et tous mes amis jazzmen avons joué à cette occasion  ».

L’année suivante, Chucho Valdés forma son premier groupe de jazz, avec Carlos E. Morales, Enrique Plá et Paquito D’Rivera. En 1967, vint le temps de la création de l’Orquesta Cubana de Música Moderna. Dans cet orchestre, ces musiciens jouèrent du jazz, mais aussi la musique des Beatles, interdite jusque là. Ce fut une autre révolution, car on vit l’apparition d’un orgue et des guitares électriques, des batteries. « Armando Romeu, le directeur, sélectionnait les meilleurs musiciens par instrument, et nous nous sommes retrouvés, encore une fois, Morales (g), Paquito (cl), Plá (dm), Cachaito Lopez (cb), et moi-même. Ce fut le meilleur orchestre de Cuba, mais il fut obligé d’accompagner des chanteurs, de jouer des musiques de film, et le travail devint mécanique. Alors, au sein de l’orchestre, en parallèle, nous avons décidé de créer un quintette. Lentement, les choses ont évolué jusqu’à la création d’Irakere (1972), du Festival de Jazz Plaza de la Havane (1984), des nouveaux clubs…  ».

Avec Irakere, le pianiste Chucho Valdés passa au second plan, pour privilégier sa dimension de compositeur et directeur d’orchestre. Une sorte d’engagement collectif, par-dessus l’intérêt individuel. On ne peut mesurer les dégâts artistiques provoqués par l’isolement de Cuba, à la suite du blocus étasunien et de ses alliés anticommunistes.
On admirait la musique d’Irakere, on la qualifiait de meilleure musique cubaine moderne, et on comprenait cet engagement social et culturel auprès de son peuple. « La première responsabilité des musiciens était envers nous-mêmes : nous devions être sûr de pouvoir bien faire notre travail. La deuxième responsabilité qui nous incombait, était à l’endroit des personnes qui venaient nous écouter. Ces deux conditions accomplies, le musicien ne doit rien d’autre. Le Conseil National de la Culture payait aux musiciens d’Irakere (et à tous les musiciens professionnels) un salaire pour faire de la musique. Avoir un salaire assuré, et un lieu pour répéter tous les jours, c’était une grande chance. Cela nous permettait de nous projeter et de réaliser un travail de recherche sonore dans des bonnes conditions, sans être obligés de chercher à jouer ici et là pour survivre. Ce soutien fut merveilleux. Avoir un salaire assuré était la meilleure chose pour la majorité des artistes  ».

LE PIANISTE ET SA RENAISSANCE

L’histoire d’Irakere est fantastique. Mais, à la fin des années 90 Roy Hargrove vint à La Havane, et il invita Chucho sur le projet Crisol, avec des musiciens cubains, étasuniens et portoricains. Soudain, on vit Chucho comme le directeur musical de ce nouveau projet que eut un succès phénoménal dans le monde entier. Cela l’aida sans doute à conclure le chapitre Irakere. À partir de ce moment, sa vie de pianiste changea radicalement. Il signa avec Blue Note, les disques et les concerts en solo et en petite formation se succédèrent rapidement. « Je ne regrette rien de ma vie avec Irakere, mais il me fallait donner une opportunité à ma vie de pianiste. Je pense avoir bien fait de saisir cette occasion » […] « Dans les années soixante, les jazzmen n’étaient pas nombreux à Cuba. J’étais le jeune qui commençait, qui portait le drapeau de la nouvelle génération du jazz cubain. Jusqu’à l’arrivée de l’excellent Emiliano Salvador, qui a marqué les années soixante-dix. Puis, ce fut l’explosion de Rubalcaba dans les années quatre-vingt. Pour moi, Gonzalo est le meilleur de tous les musiciens cubains des nouvelles générations. Un génie du piano et un homme plein de modestie. Un musicien formidable qui ne permet aucune comparaison. Après lui, les jeunes pianistes talentueux se sont multipliés : Rolando Luna, Roberto Fonseca, Harold Lopez-Nussa… et c’est une très bonne chose pour le futur de la musique cubaine ».

Comment l’artiste Chucho Valdés explique le fait que Cuba, une petite île dans l’immensité de la planète, ait un rayonnement musical international aussi important ?
« Cuba a le privilège d’avoir des très fortes racines musicales. D’un côté, espagnoles, avec une grande influence de la musique arabe. De l’autre, il y a l’empreinte de la musique africaine, du Congo et du Dahomey, et de toutes les ethnies africaines qui ont porté avec elles l’art de leurs chants, les rythmes et tambours. C’est pour ça que chaque enfant cubain est né avec la clave  !  »
Désormais installé en Europe, Chucho Valdés jouit d’une reconnaissance unanime. Même en France où, pendant plus de trente ans et jusqu’à l’aube de la dernière décennie, le milieu du jazz faisait semblant d’ignorer la stature mondiale du pianiste et compositeur cubain. Paradoxe (encore un) de la vie, ce grand musicien, consacré à la liberté de son art, doit « célébrer » son quatre-vingtième anniversaire dans un climat délétère de privation de liberté et de violation des droits humains…

Bon anniversaire maestro !

PHILHARMONIE DE PARIS 20 ET 21 NOVEMBRE

Le 20 novembre en piano solo + Oratorio «La Creación». Avec Chucho Valdés (piano, composition, direction musicale), Hilario Durán (claviers, arrangements), John Beasley (claviers, arrangements), José A. Gola (contrebasse, basse électrique), Dafnis Prieto (batterie), Roberto Jr. Vizcaíno (percussions), Erick Barbería, Yosvani González Franco, Felipe Sarria Linares (tambour Batá, chant), Yeni Valdés (chant), Brian Lynch, Etienne Charles (trompette), Marcus Strickland (saxophone alto), Carlos Fernandez Averhoff Jr (saxophone ténor), The Amazing Keystone Big Band.

Le 21 novembre avec Joe Lovano (sax),Yilian Cañizares (violon) et Paquito D’Rivera (clarinette) + John Beasley (piano), Hilario Durán (piano), José A. Gola (basse), Dafnis Prieto (batterie), Roberto Jr. Vizcaíno (percussions), Brian Lynch, Etienne Charles (trompette), Marcus Strickland (saxophone alto), Carlos Fernandez Averhoff Jr (saxophone ténor)