BUENA VISTA SOCIAL CLUB

CUBA, FACE A SON HISTOIRE

 

PAR FRANCISCO CRUZ 

PHOTO  SUSAN TITELMAN, EBET ROBERTS, KARL HAIMEL, CHRISTIEN JASPARS

C’est un très beau moment de l’histoire de la musique populaire, cubaine, et du monde. Il y a 25 ans, dans les studios Egrem de La Havane, Juan de Marcos Gonzalez (directeur musical) et Ry Cooder (producteur) convoquaient une pléiade de chanteurs et de musiciens traditionnels cubains dont certains étaient pratiquement oubliés, relégués par la dynamique évolutive de la scène cubaine post Révolution. Ces séances d’enregistrement ont donné lieu aux premiers disques de la très célèbre collection Buena Vista Social Club.

Un quart de siècle après ce choc au monde de la musique, que signifia pour le grand public la (re)découverte de la musique populaire cubaine, et la reconnaissance internationale – voire le succès -, qui s’ensuivirent pour certains des musiciens participants, la force émotionnelle de ce document sonore reste intacte. Musicalement, les meilleurs moments de la saga Buena Vista viendront par la suite, notamment sur les albums du pianiste Rubén Gonzalez, du contrebassiste Orlando  Lopez « Cachaito », du chanteur Ibrahim Ferrer et de la diva Omara Portuondo.

Rubén Gonzalez et Orlando « Cachaito » Lopez

La situation spéciale (politique-économique-sociale) que traversait Cuba à cette période, les frustrations des jeunes musiciens et le succès mondial des anciens, ont fait surgir beaucoup des polémiques depuis.

Le succès de Buena Vista a ainsi généré une forme de mode dans la sphère de la world music : les nouveaux projets avec des musiciens vétérans se sont multipliés, les producteurs du monde industriel privilégiant la mise sur le marché de leurs disques et de nombreuses tournées, délaissant dans le même temps les artisans des nouvelles musiques cubaines.

Puisqu’ils jouaient les anciens succès de la musique populaire cubaine d’avant la Révolution, certains personnages anti-communistes du monde occidental essayèrent d’utiliser ce succès à des fins politiques , ajoutant même un caractère mélodramatique à cette renaissance d’artistes d’un autre temps, leur assignant un rôle de victimes du régime politique cubain.

Ibrahim Ferrer, Eliades Ochoa, Compay Segundo…

Peine perdue, car les propres intéressées se chargèrent de rappeler l’histoire, de faire connaitre la spécificité de la pratique artistique dans leur pays et l’inadéquation des critiques plaquées avec les critères du marketing capitaliste.

Toutefois, c’est en réécoutant aujourd’hui ces enregistrements, plus les plages inédites des séances de La Havane révélées dans cette nouvelle édition anniversaire, que l’on peut confirmer notre impression originelle : c’est bien la qualité exceptionnelle des protagonistes – instrumentale de Rubén Gonzalez, du luthiste Barbarito Torres, du trompettiste Manuel « Guajiro » Mirabal, ainsi que du bassiste Orlando Lopez -, et le charisme inné dans l’interprétation de Compay Segundo, d’Ibrahim Ferrer et d’Omara Portuondo, qui expliquent la puissance de cette révélation sonore. Ces artistes ont élevé au rang de succès mondiaux le charme désuet de «Chan Chan», «Candela», «El Cuarto de Tula» ou «Dos Gardenias», et le feeling inactuel de sones, guajiras, boleros et dansones.

LES SOUVENIRS DES PROTAGONISTES

Le succès planétaire de Buena Vista Social Club fut néanmoins proportionnel à l’indifférence du public cubain, plus sensible au jazz, à la timba et surtout au rap et au reggaeton. Autant qu’à l’oubli des cubains expatriés à l’égard du répertoire et des musiciens impliqués.

Juan de Marcos Gonzalez, fondateur du groupe Sierra Maestra puis directeur de l’Afro Cuban All Stars, et directeur artistique du projet Buena Vista, remarque : « J’aime Buena Vista et cette musique d’hier, mais il faut soutenir la création. Il n’y a pas que des vieux musiciens à Cuba. (…) Si le disque s’est vendu à plus de dix millions d’exemplaires, ce n’est pas grâce à Ry Cooder, mais grâce à la musique cubaine. Ry n’a jamais vendu autant de disques. Buena Vista est arrivé au bon moment : celui que Fidel Castro avait décidé pour ouvrir les frontières de Cuba aux investissements étrangers. »

Pour sa part, Omara Portuondo, chanteuse préférée des musiciens durant plus de 50 ans, se remémore : «J’étais à Cuba, de retour d’une tournée en Amérique du Sud, en train d’enregistrer au studio Egrem un album personnel de filin (inédit à l’étranger, ndlr), quand Juan de Marcos m’a invité à rejoindre les musiciens de Buena Vista, pour enregistrer à l’étage au-dessus. Juan, je l’avais connu avec le groupe Sierra Maestra, des jeunes artistes, beaux et très talentueux avec qui j’avais aimé partager la scène. C’est là que j’ai retrouvé des vieilles connaissances avec qui j’avais tourné en Europe à une autre époque (au sein de l’orchestre Ritmo de Cuba, ndlr) : Rubén Gonzalez, Guajiro Mirabal, Amadito Valdés. J’ai choisi d’enregistrer d’abord «Veinte Años», ma chanson préférée, et Compay Segundo m’a proposé de faire le seconde voix. Il la connaissait puisqu’il la chantait avec l’auteure Maria Teresa Vera. À ce moment, j’étais tacitement intégrée à Buena Vista, et j’ai décidé de renoncer à tous mes contrats comme chanteuse soliste. Buena Vista a été l’une des plus belles aventures de ma vie

Juste avant l’appel de Juan de Marcos Gonzalez pour le premier enregistrement du Buena Vista Social Club en 1996, le contrebassiste « Cachaito » Lopez (neveu du légendaire Israel Lopez « Cachao ») avait un quartette pour les descargas (jam sessions) et travaillait de façon aléatoire avec diverses formations de musique cubaine. Après avoir quitté l’orchestre symphonique, il avait travaillé sept ans au sein de l’Orquesta Tropicana. «Je voulais continuer à jouer, et ce projet Buena Vista est tombé du ciel – nous racontait-il. J’étais très touché, ému, car évidemment je ne m’attendais pas à être invité, encore moins à ce succès. C’était comme vivre un rêve éveillé».

Côté pianistes, « Cachaito » Lopez connaissait bien toute la tradition cubaine : de Pedro Justiz « Peruchin » à Chucho Valdés. Chez Buena Vista, Cachaito « retrouvait » l’étonnant Rubén Gonzalez. Le tandem nouait alors une entente parfaite : «J’ai joué avec Rubén avant qu’il s’intègre à l’orchestre d’Enrique Jorrin, il y a plus de cinquante ans ! Notre complicité était totale, il suffisait de nous regarder pour savoir ce que l’autre allait jouer. Rubén était un pianiste extraordinaire : il avait dépassé les quatre-vingt ans, mais il possédait une dextérité pianistique enviable».

Rubén Gonzalez, en solo improvisé

Pourtant, Buena Vista Social Club, malgré toute sa musicalité et son charme, ne faisait pas l’unanimité parmi les musiciens, surtout à Cuba. L’exemple le plus parlant est celui du flûtiste José Luis Cortés « El Tosco », ancien membre d’Irakere et directeur de NG La Banda, qui nous disait lors d’un diner à La Havane : « La France est le pays de la mode. Avec la mode rétro cubaine, il y avait un problème de fond qui était purement commercial. Les grands imprésarios français se sont rendus compte que venir à Cuba, chercher de la musique, était très facile. Comme à Cuba la circulation des dollars était interdite, les musiciens partaient, même s’ils étaient payés une merde. Des groupes de mauvaise qualité, payés 67 fois moins chers que nous, jouaient à l’étranger, présentés avec l’étiquette Made in Cuba, faisant du tort à la musique cubaine et remplissant les poches des agents européens. Il était très facile pour ces producteurs de prendre quatre vieillards, qui ne connaissaient rien au marché et qui n’allaient pas réclamer quoi que ce soit. Des chanteurs à la retraite, qui ne coûtaient pas cher du tout, avec qui faire un disque était très facile et le gain au moindre frais». Juste avant le dessert, on eut l’idée de commenter le succès international de Buena Vista Social Club. La réaction de Cortés fut immédiate : «Excusez-moi, mais en transformant des vieux chanteurs en vedettes, les européens occultaient le développement de la musique cubaine des dernières 60 ans ! Cela n’est arrivé avec la musique d’aucun autre pays. C’était un boom mensonger. Nous n’avons pas étudié et travaillé la musique pour qu’un jour des impresarios ignorants la méprisent engendrant dans des confusions absurdes»…

Le ton était donné. Mais, en hommage aux musiciens disparus, restons sur les paroles bienveillantes du chanteur Eliades Ochoa : « Buena Vista Social Club a réussi à faire connaître notre musique traditionnelle au reste du monde. Il m’a permis d’être reconnu internationalement par les sones, guarachas et boleros que je jouais depuis mon plus jeune âge. Cela m’a également permis de renouer avec des musiciens de grande expérience que j’admirais. En ce 25e anniversaire, nous nous souviendrons avec une fierté méritée de ces grandes légendes qui seront toujours présentes parmi nous

BUENA VISTA SOCIAL CLUB
(World Circuit / BMG)