Découvert par Dizzy Gillespie, à La Havane, au milieu des années quatre-vingt, présenté à Montreux par Charlie Haden, consacré à Paris durant la décennie suivante, puis émigré aux Etats-Unis. Au début du siècle, Gonzalo Rubalcaba était devenu le meilleur pianiste cubain de jazz, et l’un des plus créatifs de la musique improvisée. Ce mois-ci, quarante ans depuis ses débuts sur les scènes du monde, il revient à Paris présenter son dernier projet en duo avec l’excellent musicien brésilien Hamilton de Holanda. Incontournable.
PAR FRANCISCO CRUZ
DANS LA FINESSE ET L’ELEGANCE, UNE AUTRE (R)EVOLUTION
Lors de ses derniers concerts, en Italie et en Espagne, nous avons eu la confirmation qu’il n’a rien perdu de ses qualités de pianiste virtuose et de compositeur éclairé. Par une dynamique fondée sur le toucher pianissimo, un jeu percussif empli de subtilité, et l’écoute du silence, Gonzalo Rubalcaba submerge l’auditoire dans une dimension introspective rare, poussant le raffinement extrême à un point vertigineux. Musicien en pleine expression de maturité, il continue de maîtriser à la perfection un double jeu de fugue et de retenue, de sensation de familiarité et de solutions harmoniques et rythmiques surprenantes.
Précoce et prolifique, à vingt-cinq ans Rubalcaba avait déjà enregistré six albums. Au milieu des années 90, il tournait dans le monde entier en trio avec Charlie Haden et Paul Motian, ou bien avec John Patitucci et Jack Dehjonette. Il développait aussi un saisissant projet en quartet, exclusivement cubain. Néanmoins, sa situation était paradoxale, car il devait sortir de Cuba très souvent en tournée et, en même temps, il était refoulé des Etats-Unis. En raison du blocus contre les cubains, et malgré le fait d’enregistrer pour le label Blue Note et avec des musiciens étasuniens. Il devait donc graver au Japon et au Canada, et jongler entre l’administration cubaine pour avoir un visa de sortie de Cuba, et celle étasunienne pour un visa d’entrée aux Etats-Unis. C’était intenable.
Son prestige artistique aidant, il négocia alors une sortie élégante et apparemment sans conflit auprès des autorités cubaines. Il émigra d’abord de La Havane à Santo Domingo, en compagnie de sa jeune famille. Quelques années plus tard, il choisit de s’installer en Floride, car « vivre aux Etats-Unis m’exposait à la confrontation et au dialogue artistiques, et me plaçait au centre de la structure commerciale autour de la musique ».

Avec l’album Inner Voyage, et Michael Brecker en invité, a débuté la deuxième étape dans la vie de Rubalcaba, suivit rapidement du disque Supernova. Ensuite, il enregistre un disque en duo avec Joe Lovano, présenté seulement aux Iles Canaries. Puis, initiait une série de tournées à deux pianos avec Chick Corea, notamment dans le circuit de salles symphoniques allemandes, mais aussi avec son mentor de jeunesse l’inépuisable Chucho Valdés. Après quoi, il jouait avec Herbie Hancock en hommage à Tom Jobim, enregistrait avec Pat Martino, Christian McBride et Lewis Nash, ainsi que deux disques de boleros et chansons romantiques cubaines et mexicaines, en compagnie de Charlie Haden.
Aux Etats-Unis, Gonzalo Rubalcaba a beaucoup travaillé avec le batteur Ignacio Berroa, devenu son partenaire privilégié. Ils n’avaient jamais eu l’occasion de jouer ensemble à Cuba, car quand Berroa émigrait par le port de Mariel (80), Gonzalo avait seulement 16 ans ! Berroa avait joué pendant 20 ans avec Dizzy Gillespie, avec qui il nourrit une solide amitié, et cela fut un facteur déterminant pour leur relation.
Haden et Gillespie, les deux parrains de Gonzalo à ses débuts internationaux, étaient très sensibles au processus politique cubain. En homme de gauche, Haden avait également prit position contre des dictatures fascistes (Portugal, Chili, Nicaragua, Paraguay, Argentine) et fut à l’origine de diverses expériences de jazz engagé. Cela aurait-il facilité leur entente ? Difficile à dire. « Les idéaux, les valeurs de vie, les concepts esthétiques partagés, ont toujours été à la base de mes rencontres et mes collaborations musicales –précise le pianiste . Dans notre forme de vie nomade, au-delà des accords de tonalité ou de rythme, il doit exister un espace où l’on peut s’écouter les uns les autres, confronter nos opinions, et respecter les divergences. Le respect, la liberté de pensée, et l’espace de vie individuelle, étaient à la base de ma relation avec Charlie ».
Le point est sensible. Aujourd’hui après soixante ans de la Révolution, le pouvoir politique de Cuba, et la vie des citoyens, ont beaucoup changé. Enfant de la révolution, grandi avec les idéaux socialistes, Gonzalo Rubalcaba a vécu moins l’euphorie de ses aînés que la dureté de la période spéciale (blocus américain et implosion du système communiste) . Mais il a toujours valorisé son éducation et n’a jamais fait des déclarations fracassantes contre le gouvernement cubain, ce qui lui a valu des violentes critiques de la part des fanatiques cubains exilés aux Etats-Unis (hier soutiens de Richard Nixon et aujourd’hui de Donald Trump).

Très jeune, Rubalcaba jouait entouré de musiciens plus âgés: Charlie Haden, Paul Motian, Jack Dejohnette. Désormais, c’est lui le guide, la référence, pour des jeunes musiciens. Comment vit-il ce processus ? « Avec l’âge, les personnalités s’affinent et se consolident. Et dans toute nouveauté il y a une connexion avec le passé. J’ai toujours ressenti un grand intérêt pour la musique des jeunes musiciens ; j’admire leur courage pour proposer un autre ordre de choses. Cela opère parfois comme un miroir, et je me vois moi-même dans les propositions de ces jeunes ».
Avatar fut le premier disque où le compositeur Rubalcaba se mettait en retrait pour laisser la place aux compositions de jeunes musiciens…« C’était génial ! –affirme Rubalcaba. Passer du rôle de soliste à celui d’accompagnateur est un beau travail qui demande beaucoup de patience et une bonne dose d’humilité. J’ai beaucoup aimé de me retrouver dans cette position, de me sentir au même niveau que les autres. Ensuite, j’ai la responsabilité d’organiser un discours organique à partir de toutes les propositions. Cela permet que nous soyons constamment en train de changer. Désormais, chaque fois que je me dirige vers la scène en compagnie de jeunes musiciens, le répertoire est ouvert à une totale revalorisation ».
Après tant de réussite et reconnaissance mondiale, on se demande dans quel moment de vie artistique se retrouve Gonzalo Rubalcaba. La réponse est convaincante:
« Je me vois au milieu d’un chemin, avec beaucoup de projets à réaliser. Je ne pense pas aux belles réalisations du passé ; je n’aime pas regarder en arrière, sauf pour faire l’autocritique qui permet continuer d’avancer. Je me sens en pleine possession de mes capacités, riche en expériences et mûr pour réaliser tout ce qui reste inachevé et pour explorer des nouveaux chemins musicaux ».

Son duo avec Hamilton de Holanda est une autre (nouvelle pour certains) expérience artistique, un dialogue musical transculturel cubano-brésilien entre deux créateurs passionnants, qui promet des moments inouïs de haute qualité. Un duo qui fait suite à d’autres collaborations avec des musiciens brésiliens (João Bosco, Ivan Lins). A ne pas rater si vous êtes à Paris.
En concert
Le 19 novembre