SATCHMO – LE DERNIER SECRET D’HITLER – DANS LE PALAIS DES MIROIRS – LA JEUNE FEMME ET LA MER…

Du quotidien ou historique, maléfique ou bienveillant, roi de la déveine ou triomphant, la bande dessinée le confirme : fort de son pouvoir d’appropriation, le héros s’inscrit délicieusement dans notre intimité. Car si ce n’est le héros, c’est donc toi.


PAR CHRISTIAN LARRÈDE

Ne croyez pas ceux qui prétendent que Louis Armstrong est le plus grand trompettiste de l’Histoire, puisque, comme chacun sait, il reste le seul dieu absolu du jazz. Ainsi Léo Heitz, jeune dessinateur montpelliérain, à peine trentenaire, s’est à l’occasion de ce premier album approché de la statue bonhomme du Commandeur, sans connaître les péripéties de son existence, ni même être fan de jazz. Quelques idées-forces (une mère prostituée et malade, un petit garçon un temps perdu dans la tourmente de l’époque) l’ont conduit à la consultation d’archives, puis la réalisation d’un album sépia, et souvent en fondu au noir, anthropomorphe (les belligérants sont des souris), et délicieusement décalé de la biographie scrupuleuse du musicien. Virevoltent dans ces pages quelques silhouettes de la mafia italienne, la violence et la tendresse mêlées, et la souffrance d’un petit garçon. Satchmo est une authentique réussite.

Dans un autre registre héroïque, Le Dernier Secret D’Hitler renoue avec les plaisirs des albums feuilletés durant quelques après-midis pluvieuses. L’ « Opération Caesar » constitue donc le fil conducteur, en mode hyperréaliste, de la dernière randonnée du sous-marin U-864, l’un des plus puissants et rapides de la flotte allemande, supposé, au sentiment des services secrets américains désireux de récupérer le chargement, transporter plusieurs dizaines de tonnes d’or à destination de l’Argentine, pour les Britanniques (souhaitant couler le submersible) de l’uranium, au profit des Japonais, et permettant l’élaboration de bombes meurtrières. Un scénario remarquablement documenté, qui n’empêche pas le récit de parfois s’engouffrer dans les eaux troubles de la fiction, confère une indubitable qualité à cette BD canal historique.

Parfois, le héros devient militant (de la cause écologique). C’est le cas de Le Monde Sans Fin, pour lequel Christophe Blain (Quai d’Orsay, Chroniques Diplomatiques) s’est rapproché du polytechnicien Jean-Marc Jancovici, et a élaboré un récit à tiroirs : la croissance peut-elle être éternelle ? Le déni est-il soluble dans le temps qui passe ? Choisir, est-ce renoncer ? Tentant de répondre à ces interrogations majeures, les quelques 200 pages de l’album pourraient rebuter. Mais, une nouvelle fois, le dessinateur démontre que l’on peut aborder des thèmes sérieux (tel les problèmes alimentaires passés au crible de la perception humaine) sans didactisme réfrigéré et, pourquoi pas, riche d’une pointe d’humour. Ici, on s’amuse et on apprend. Partant du principe que la cause est sans doute perdue pour l’univers adulte, une lecture qui devrait être obligatoire dans les établissements scolaires.

Dans Dans Le Palais Des Miroirs, l’héroïne s’interroge : la beauté féminine est-elle soluble dans le quotidien, et l’empire de l’image qu’il est devenu ? La Suédoise Liv Strömquist l’aide à résoudre l’énigme, surfant sur un catalogue d’exemplarités : de Marylin Monroe durant son ultime séance de photos à Simone Weil, en passant par une Sissi impératrice dévastée ou une quelconque et dispensable star de la télévision, elle arrache ses personnages à leur reflet, met des pieds impertinents dans le plat du capitalisme le plus hautain, afin de signifier qu’âge et séduction vont rarement ensemble. Et que les femmes sont bien davantage jugées sur leur physique que les hommes, ou qu’une jeune fille à l’apparence accorte bénéficie de davantage de probabilités de réussir. Dans ce contexte, la belle-mère de Blanche-Neige, exigeant le cœur de sa bru, ne fait que pousser à l’extrême une certaine logique de survie. C’est cruel, mais c’est comme ça…

Le héros de Succès Mode D’Emploi n’est pas particulièrement séduisant, inventif ou riche d’un caractère aventureux. Mais comme il est dessinateur, porte le nom de l’auteur (le finlandais Ville Ranta), et constate quotidiennement qu’il y a loin de la Roche Tarpéienne au Capitole dans sa course à la renommée, on peut se pencher sur ce récit autobiographique avec une jubilation d’entomologiste. Et au moins autant de tendresse, car dans un espace libéré des cases et fort d’un graphisme simple et chaleureux, l’auteur sait développer assez d’humour (et d’autodérision) pour retenir l’attention. Le minuscule univers de l’édition ne sort pas grandi de l’aventure, d’autant que Ranta prend soin de préciser en exergue : « toute ressemblance […] ne saurait être que fortuite, dans la mesure où la réalité est pire que la fiction, et la dépasse de loin. » Acide et roboratif.

Bien que l’approche de La Jeune Femme Et La Mer soit également autobiographique, la dessinatrice Catherine Meurisse, coutumière de voyages et séjours (incluant des résidences d’artistes) au Japon, pouvant se confondre avec cette jeune femme (je voudrais peindre la nature) qu’elle nous laisse à voir, le héros authentique de l’album pourrait bien être un pays qui donne et reprend, inspire et aliène. On y croise un esprit de la forêt, la patronne divinatrice d’une auberge, ou un peintre en panne sèche d’inspiration, en une troublante juxtaposition de personnages principaux croqués en un graphisme en signalétique à l’encre noir, qui n’est pas sans rappeler les personnages de Claire Brétecher, et de splendides décors nourris de la tradition des estampes (et du maître Hokusaï). Entre initiation, quête artistique et cheminement philosophique aux échos écologistes, et riche de mystères en clair-obscur, le livre déroule une séduisante suite de situations fantasmées, qui confère à la Nature une incontestable puissance.

L’issue de cette balade héroïque impose que l’on fraye avec l’enfer du décor, et cette noria de méchants héros qui dominent le monde. Dans Qu’Ils Y Restent, récit cardinal s’appuyant sur les points du même nom, un ogre, un sorcier, un loup et un vampire régentent sans partages leurs univers de maléfices. Les auteurs étant des gens stylés, c’est avec grâce mais également déterminisme qu’ils content, en quatre actes et cinq articulations, ces souvenirs d’enfance passés au crible de la réalité des adultes. Le dessin de Riff Reb’s atteint ici une totale plénitude, et l’instantanéité de la dramaturgie nourrit le tempo d’une lecture haletante. Et, une fois n’est coutume, saluons la beauté de l’objet à dos entoilé, et format hors normes. De quoi le repérer facilement sur un rayonnage, afin de se perdre encore et encore dans ses planches.

Aucun dessin, ni de Tintin, ni d’autres héros. Pourtant, Tintin Au Pays Du Mal, sous ses apparences de pochade aimable, pratique naturellement l’ascension de la face cachée d’une étoile mystérieuse. Dans cet essai, et après une plongée dans les subversifs hollywoodiens ou le monde selon James Bond, Jean-Philippe Costes gratte sous les culottes de golf, tentant d’identifier ce que le jeune aventurier journaliste peut dissimuler de part d’ombre, et de refus de la bien-pensance. Car, sous l’unanimisme de façade, le reporter au Petit XXème pourrait être enclin à basculer les conventions, et hiérarchies. Et c’est certainement ce qui est rafraîchissant, et tonique. En précieux postlude, une galerie de portraits met en parallèle certains personnages d’Hergé et leurs inspirateurs dans la vraie vie. Avec la confirmation, si besoin était, que les héros imaginaires, c’est quand même mieux.

LÉO HEITZ
Satchmo
Editions Jungle Ramdam, 184 pages, 19,95 €

MATHIEU MARIOLLE/FABIO PIACENTINI/MASSIMO TRAVAGLINI
Le Dernier Secret D’Hitler
Les Humanoïdes Associés, 120 pages, 22 €

JEAN-MARC JANCOVICI/CHRISTOPHE BLAIN
Le Monde Sans Fin
Editions Dargaud, 196 pages, 27 €

 

LIV STRÖMQUIST
Dans Le Palais Des Miroirs
Editions Rackham, 176 pages, 22 €

VILLE RANTA
Succès Mode D’Emploi
Editions Rackham, 160 pages, 20 €

CATHERINE MEURISSE
La Jeune Femme Et La Mer
Editions Dargaud, 116 pages, 22,50 €

RÉGIS LEJONC/RIFF REB’S/PASCAL MÉRIAUX
Qu’Ils Y Restent
Editions de La Gouttière, 48 pages, 16 €

JEAN-PHILIPPE COSTES
Tintin Au Pays Du Mal
Editions Liber, 144 pages, 18 €